In memoriam Hervé de Kerret (1947-2017)

 

Son diplôme d’ingénieur en électronique en poche (ISEP Paris), Hervé s’oriente vers la recherche en physique des particules. Il obtient en 1971 le DEA de Physique Théorique et Théorie des Champs. Mais c’est une carrière de physicien expérimentateur qu’il va développer, en travaillant auprès des anneaux de collision ISR au CERN. Hervé y rejoint la collaboration CERN-Hambourg-Orsay-Vienne auprès du détecteur SFM. Il avait commencé à développer un projet de chambre proportionnelle à xénon liquide à Orsay, avant de rejoindre le CERN, puis le LAPP d’Annecy lors de sa création. Sa thèse d’état, soutenue en 1982 portait sur l’analyse des données diffractives dans la diffusion p-p.

Sa vraie passion, celle qui va dominer sa carrière scientifique, Hervé va la trouver en 1980 avec la physique des neutrinos. Avec ses collègues d’Annecy et une équipe de Grenoble, il participe à la première expérience de recherche d’oscillation des neutrinos auprès du réacteur du Bugey. En 1984, l’observation de la disparition d’une partie des neutrinos pouvait s’interpréter par une oscillation. Cette indication a été à l’origine d’une série de nouvelles expériences : le détecteur amélioré de Bugey2 (1984-1988) qui permettra d’infirmer le résultat de Bugey1 et Bugey3 (1986-1992) qui est le premier détecteur homogène de grand volume (600 litres de scintillateur dopé au lithium), plusieurs détecteurs identiques étant placés à des distances différentes. La mesure du spectre de neutrinos de Bugey3 restera pendant 20 ans la référence mondiale. Last but not least, une collaboration avec les russes de Kurchatov (Bugey4) permettra de mesurer avec une précision inégalée la section efficace des antineutrinos de réacteurs, là encore référence mondiale jusqu’à récemment.

Entre temps, Hervé a quitté Annecy pour créer un groupe « neutrino » au laboratoire de physique corpusculaire du Collège de France (Paris) et ce groupe  sera l’ossature de plus de 20 ans de recherches qui conduiront au succès de Double Chooz. Pour réduire le bruit de fond cosmique d’un facteur important, il fallait avoir un détecteur souterrain. C’est Hervé qui a trouvé le site de Chooz, sur une boucle de la Meuse dans les Ardennes : un vieux laboratoire d’EDF sous une colline à 1km du cœur des deux réacteurs offrait l’écrin idéal pour abriter le détecteur. La collaboration Bugey s’était internationalisée (USA, Italie, Russie, France). Hervé a joué un rôle crucial dans le développement du projet, à la fois par son implication sur le site de Chooz et ses contacts avec EDF et la responsabilité du laboratoire du Collège de France dans la construction du détecteur et la simulation des événements. Il a également coordonné le développement de flashes-ADC qui seront plus tard le pivot de Double Chooz. Le résultat de l’expérience Chooz, en 1998-1999 [M. Apollonio et al., Phys. Lett. B420 (1998) 397 et B466 (1999) 415] a mis une limite sur le troisième angle de mélange de l’oscillation des neutrinos, θ13. Il a bénéficié d’un taux de citations exceptionnel — parmi les articles les plus cités de la physique des particules — car il contribuait également à déterminer la saveur d’oscillation des neutrinos atmosphériques (neutrino-μ vers neutrino-τ et pas neutrino-e) découverte par SuperKamiokande en 1998 (prix Nobel 2015).

Hervé envisage alors de rejoindre la collaboration Borexino au Gran Sasso pour l’étude de la spectroscopie des neutrinos solaires. Il propose d’équiper le détecteur de flashes-ADC permettant d’affiner le spectre en énergie. Cette nouvelle électronique sera installée en 2002-2003. Borexino démarrera en 2007, avec un taux de pureté inégalé jusqu’à aujourd’hui, pour mesurer en temps réel le spectre des neutrinos solaires et détecter pour la première fois les géo-neutrinos. Hervé, déjà très pris par Double Chooz, ne pourra consacrer tout le temps qu'il aurait souhaité à Borexino, mais c’est grâce à lui qu’une participation française a pu être possible.

Fin 2002, un regain d’intérêt se manifeste pour poursuivre la quête de θ13. Ce sera la consécration de sa carrière après le premier résultat de Chooz. Une observation de θ13 serait la confirmation finale du modèle d’oscillation des neutrinos — déjà bien établi par les expériences historiques de neutrinos solaires et atmosphériques — et donnerait lieu à la mesure de “violation de CP” dans le secteur des neutrinos. La nouvelle philosophie est de construire deux détecteurs, l’un proche (environ ≤ 0.4 km) et l’autre lointain (environ 1-2 km). Après exploration de différents sites français, Hervé arrive à convaincre que le site de Chooz, sans être optimal, offre nombre de points positifs. Une première réunion a lieu à Chooz en novembre 2003 où Hervé propose le premier dessin de la nouvelle expérience, bénéficiant de tout ce qui avait été appris à Bugey et à Chooz. La collaboration internationale, qui prend le nom de Double Chooz, se met en place (Allemagne, Brésil, Espagne, France, Japon, Russie, USA), le CEA et l’IN2P3 joignant leurs efforts côté français et Hervé en devient naturellement le porte-parole. L’expérience a pris un peu de retard par rapport au calendrier prévu et deux expériences concurrentes ont eu le temps de se lancer, l’une à RENO, en Corée du sud, l’autre en Chine à Daya Bay, et profitent des premiers efforts de conception de Double Chooz. Neuf ans après sa conception, Hervé présente les premiers résultats de Double Chooz à Séoul, en novembre 2011 : c’est la première indication positive d’oscillation, même si la signification statistique reste limitée. L’expérience sur accélérateur T2K (Japon) observe également un effet positif. Les observations des deux expériences sont consistantes — déjà une observation remarquable — et leur signification combinée constituera la première évidence de la valeur de θ13 [Y. Abe et al., Phys. Rev. Lett. 108 (2012) 131801]. L’expérience Daya Bay confirmera cette première observation avec un résultat encore plus significatif comme la démonstration irréfutable de l’observation de θ13.

Dans Double Chooz, le grand œuvre d’Hervé, il aura su à la fois guider la collaboration de manière efficace, même dans les moments difficiles où la concurrence devenait redoutable, et jouer un rôle crucial auprès d’EDF à la centrale de Chooz. Hervé a été le fondateur du « laboratoire neutrino Champagne-Ardennes » (LNCA) pour héberger Double Chooz sous terre. Il a su aussi guider scientifiquement une nouvelle génération de chercheurs pour faire de Double Chooz une des meilleures expériences de neutrino auprès des réacteurs, grâce à près de 40 ans d’expérience. Un aspect important d’Hervé a été son implication toujours positive non seulement dans la vie scientifique, mais dans la vie quotidienne des laboratoires où il se trouvait, que ce soit le laboratoire de physique corpusculaire du Collège de France (LPC puis PCC), ou le laboratoire APC qui restera, grâce à lui, toujours le cœur de Double Chooz, même après son départ.

Ses collaborateurs de Double Chooz et aussi tous ses collègues internationaux, gardent la mémoire d’une personne d’une grande gentillesse avec un sens profond de l'amitié, au-delà de la relation professionnelle, toujours présent dans les moments difficiles de construction du laboratoire et des détecteurs. Son enthousiasme, son engagement, son leadership et sa grande générosité étaient une source d’inspiration pour tous. A chaque obstacle, Hervé était en première ligne, humble et entièrement dévoué ; il  a toujours eu une vision personnelle profonde sur la façon de procéder, en gardant l'objectif de fournir des résultats solides. Selon un de ses collègues, il dégageait ainsi l'image “d'un vieux marin qualifié pour naviguer dans un brouillard épais” avec toujours du monde dans son sillage.