3 - Poisson Esprit et machines Simmons fit le tour de la table, servant ˆ chacun des invitŽs une sole meunire lŽgrement grillŽe et nageant dans le beurre. Snow rŽflŽchissait au paradoxe soulevŽ par Wittgenstein. Comment une suite de 0 et de 1 sur une bande, ou aussi bien un schŽma de MARCHE/ARRET parmi les neurones du cerveau, pouvaient-ils conduire ˆ des pensŽes ? Comment Žtait-il possible que de simples collections de symboles plus ou moins arbitraires, Žcrits sur une bande ou stockŽs dans le cerveau, puissent signifier des choses aussi diverses que le son d'un carillon, l'Žclair de la foudre, ou ce paradoxe mme de la relation entre symboles et pensŽe qui l'intriguait en ce moment ? Il devait bien y avoir quelque chose de plus dans la pensŽe qu'un simple changement d'une suite de 0 et de 1 en une autre suite, indŽpendamment de la vitesse ou de la manire dont ces suites Žtaient transformŽes les unes dans les autres. Turing n'Žtait certainement pas sŽrieux, n'est-ce pas, quand il prŽtendait qu'une machine ne faisant rien d'autre que ce genre de mŽlange de symboles Žtait effectivement capable de reproduire les processus de pensŽe de l'esprit humain ? Exprimant cette gne, Snow se tourna vers Turing et dit : "Je pense parler au nom de la plupart d'entre nous si je dis que je trouve littŽralement incroyable d'imaginer qu'une machine qui ne fait que dŽplacer des 0 et des 1 sur une bande puisse tre capable d'une pensŽe humaine. Je pense que nous saisirions mieux l'essence de votre argument si vous vouliez bien nous expliquer exactement comment vous pensez que ces suites de symboles dans votre machine en viennent ˆ signifier quelque chose." DŽlaissant un moment le mets raffinŽ de son assiette, Haldane appuya la demande de Snow. "Je suis aussi troublŽ par la faon dont les manipulations de suites de symboles sur le ruban d'une machine ˆ calculer peuvent conduire ˆ des objets aussi sŽmantiquement riches que ce filet de sole dans mon assiette. Dites-moi, Turing, o dois-je regarder sur votre ruban pour trouver cette dŽlicieuse bouchŽe de poisson, eh ?" demanda-t-il, tenant un morceau de sole au bout de sa fourchette. "RŽpondez ˆ cela, si vous voulez, et je vous accorderai que votre machine est capable d'avoir des pensŽes comme les miennes." Voyant les difficultŽs qu'il devrait affronter pour tenter d'expliquer comment cette transfiguration de la syntaxe ˆ la sŽmantique pourrait bien se passer, Turing regarda fixement la pluie qui battait les vitres de plus en plus fort. S'agitant nerveusement sur sa chaise, il Žtait quelque peu dŽroutŽ par le paradoxe que soulevait Snow et par l'intensitŽ avec laquelle Haldane avait prŽsentŽ sa question. Comment pouvait-on expliquer scientifiquement une douleur ˆ l'estomac ou une conviction bien ancrŽe ? Avec quel genre d'argument logique puis-je bien convaincre un matŽrialiste farouche comme Haldane ou Schršdinger que l'intelligence consiste seulement ˆ suivre le bon ensemble de rgles ? Quoi que je dise, Wittgenstein s'opposera ˆ moi jusqu'ˆ son dernier souffle. Pourquoi donc ai-je acceptŽ de venir ce soir ˆ cette rŽunion ? La situation est vraiment dŽsespŽrŽe. Mais puisque j'y suis jusqu'au cou, autant aller de l'avant et espŽrer une issue favorable. Buvant une longue gorgŽe d'eau, et s'Žclaircissant la voix, Turing se laa dans une explication sur la manire dont les symboles sur le ruban pourrait donner lieu ˆ une pensŽe vŽritable. D'abord il expliqua au groupe comment n'importe quel type d'idŽe, d'objet ou d'action qui peut s'exprimer dans un langage peut tre codŽ en une suite de 0 et de 1 sur le ruban d'un calculateur. "Prenons le filet de sole dont parlait Haldane ˆ l'instant. Supposons que je veuille reprŽsenter le mot SOLE sur le ruban de ma machine. Une manire simple de procŽder est de construire un schŽma dans lequel une suite unique de 0 et de 1 correspond ˆ chaque lettre de l'alphabet latin. Il y beaucoup de faons de pratiquer ce codage, mais laissez-moi vous en prŽsenter une. Prenez un bloc de huit cases contenant chacune soit un 0 soit un 1. Il y a donc en tout 2´2´2´2´2´2´2´2 = 28 = 256 suites diffŽrentes de 0 et de 1 que peut montrer ce bloc de huit cases. Je peux donc associer ˆ chacune de ces suites un symbole parmi 256, et 256 symboles suffisent largement ˆ reprŽsenter toutes les lettres et symboles que l'on peut trouver dans un grand dictionnaire ou dans les langues europŽennes. Je peux dŽcider par exemple que la suite 00000001 reprŽsente la lettre minuscule a, la suite 00000010 la lettre b et ainsi de suite. De cette manire, on peut attribuer ˆ chaque lettre de l'alphabet, aux chiffres de 0 ˆ 9, aux signes de ponctuation et aux autres symboles typographiques comme ¤ ou & leur code personnel sous la forme d'une suite de huit 0 et 1. En utilisant ce codage, je peux reprŽsenter le mot SOLE sur le ruban par un ensemble de quatre groupes de huit cases, un groupe pour chacune des lettres du mot. En utilisant les marques de ponctuations et les autres symboles de la langue Žcrite, je pourrai de la mme manire coder sur le ruban n'importe quelle notion qui peut tre communiquŽe sous forme Žcrite." "Ceci est parfaitement clair," dit Schršdinger, "mais cela revient simplement ˆ remplacer un ensemble de symboles par un autre." "C'est juste," acquiesa Turing. "Une fois que nous avons codŽ une pensŽe ou une situation particulire sous la forme d'une suite de 0 et de 1, le programme de la machine convertit cette suite en une autre suite. Cette nouvelle suite peut alors tre dŽcodŽe en une sŽrie d'affirmations en langage ordinaire, pouvant par exemple exprimer la texture et le gožt du morceau de sole au bout de la fourchette de Haldane, ou mme les pensŽes qui traversent son esprit ˆ l'idŽe du plaisir qu'il recevra quand il mordra dedans." "Etes-vous en train de dire que les rgles par lesquelles le programme modifie les symboles sur le ruban accomplissent le mme chose que le cerveau humain quand il bascule ses neurones d'ARRET ˆ MARCHE au cours d'une pensŽe ?" s'enquit Snow, les sourcils levŽs en signe d'incrŽdulitŽ. "Essentiellement, oui. Bien sžr, nous ne savons pas encore vraiment quelles rgles emploie le cerveau. En fait, nous ne savons pas vraiment comment le cerveau stocke et utilise ces rgles." "Je me fais de la pensŽe une autre idŽe qu'une transformation purement passive de symboles suivant une rgle prŽdŽfinie," intervint brutalement Haldane. "Mais, Žventuellement, si le programme a, d'une certaine faon, la capacitŽ d'apprendre en examinant le rŽsultat de ses actions et en les modifiant en consŽquence, alors ce serait, peut-tre, suffisant pour que nous soyons tentŽs d'appeler un tel programme intelligent." Reprenant la parole, Turing continua ˆ expliquer comment, ˆ son avis, le cerveau fabriquait des pensŽes. "Je suis convaincu que ce que fait une machine en modifiant des symboles sur une bande est l'exact analogue de ce que fait le cerveau quand il modifie les ensembles de neurones qui dŽchargent et engendre ainsi ce que nous appelons des pensŽes." "Pur sophisme," s'Žcria Wittgenstein. "O voyez-vous donc la signification du mot SOLE dans toute cette symbolique ? Comment pouvez-vous prŽtendre que des suites de 0 et de 1 assemblŽs selon un code compltement arbitraire puissent en quoi que ce soit signifier ce filet de poisson accrochŽ ˆ l'extrŽmitŽ de la fourchette de Haldane ? L'acte de nommer ce morceau de protŽine que nous appelons un "filet de sole" ne peut survenir que dans le contexte d'un langage dŽveloppŽ, un langage dans lequel existent dŽjˆ des rgles pour identifier des objets, les nommer et effectuer des opŽrations ˆ leur sujet. Les critres mis en jeu ne sont pas la logique des machines, des rubans ou des codages, mais la pratique effective d'une communautŽ de langage. Vous ne pouvez pas transmettre ce genre de signification ˆ une suite morte de symboles en construisant simplement un ensemble de rgles pour transformer ces suites en de nouvelles suites." "Voulez-vous dire que la signification Žmerge seulement d'une sorte de consensus social qui nous permet de communiquer les uns avec les autres par le langage naturel ?" demanda Snow d'un ton surpris. "Exactement. La signification ne peut venir que de la participation ˆ un jeu de langage. Des machines ˆ calculer ne joueront jamais au genre de jeu auquel nous jouons en ce moment. Turing se trompe compltement en imaginant que ce qu'une machine considre comme un filet de sole a une quelconque ressemblance avec ce que nous considŽrons comme un filet de sole. Nous avons un avis commun sur ce morceau de poisson parce que nous partageons le mme genre de vie. Si la machine jouait un jour ˆ un jeu de langage, ce dont je doute fort, ce ne serait sžrement pas ˆ l'un des jeux auxquels jouent les humains. En dernier ressort, la signification procde de la pratique sociale, et non de la logique." Wittgenstein s'excitait de plus en plus en exposant ses idŽes, et devant cette agitation Schršdinger se pencha et posa la main sur le bras de son concitoyen pour l'apaiser un peu. "Un instant, Wittgenstein," lui dit-il, "Turing n'a peut- tre pas tout ˆ fait tort ici. Mme si la signification que nous attachons ˆ cette dŽlicieuse bouchŽe de sole vient effectivement de notre expŽrience humaine et de notre participation ˆ une communautŽ de vie, il n'est pas clair ˆ mes yeux qu'il soit impossible que cette signification soit codŽe dans les circuits de neurones de notre cerveau comme Turing affirme qu'elle pourrait tre codŽe sur le ruban d'une machine ˆ calculer. MalgrŽ tout, je ne vois pas au terme de ce raisonnement comment le comportement intelligent associŽ ˆ un apprentissage intervient dans le schŽma proposŽ par Turing." "Oui," intervint Snow. "D'aprs la description de Turing, il ne semble pas que sa machine puisse faire autre chose que de dŽplacer des symboles sur la bande, en suivant les instructions prŽdŽfinies de son programme. Mais ce n'est pas du tout le comportement des humains. Nous sommes toujours prts ˆ changer d'avis, ˆ nous adapter ˆ des circonstances nouvelles, et ˆ rŽagir diffŽremment devant des situations en apparence identiques. En gŽnŽral, notre comportement est Žtrange et imprŽvisible. Si une machine ˆ calculer ne peut faire cela, je ne vois pas comment elle pourrait un jour montrer quelque chose d'analogue ˆ l'intelligence humaine." Turing rŽpondit qu'il Žtait d'accord avec Snow et Schršdinger. "Une machine ˆ calculer ne montrera une certaine intelligence que si elle peut modifier son programme en rŽaction ˆ de nouvelles informations. Pour cela, il faut que la machine lisant les donnŽes prŽsentŽes sur le ruban dispose de rgles pour modifier les rgles de fonctionnement qu'elle utilise ˆ cet instant lˆ, des mŽtargles, si vous voulez. De cette manire, le programme peut apprendre et s'adapter Ñ exactement comme le font les humains Ñ ˆ un environnement qui change, et aux circonstances qu'il "peroit" ˆ travers les donnŽes d'entrŽe sur le ruban." Schršdinger intervint tranquillement : "Pour cela, vous devez accorder ˆ la machine les mmes donnŽes sensorielles que celles dont nous disposons, et lui permettre de "grandir", en quelque sorte, dans le mme environnement qu'un humain, n'est-ce pas ?" Turing rŽflŽchit un moment, et rŽpondit : "Permettez-moi de reformuler quelque peu ma thse sur la possibilitŽ logique d'une machine pensante. Elle s'appuie en grande partie sur la possibilitŽ d'imiter pratiquement tout organe humain par un mŽcanisme. Le microphone imite l'oreille, et la camŽra l'Ïil. Les questions dont nous discutons concernent essentiellement le systme nerveux. Nous pouvons certainement construire des modles Žlectriques relativement prŽcis copiant la structure des nerfs, bien que cela n'ait gure d'utilitŽ pratique. Cela ressemblerait ˆ vouloir ˆ tout prix construire des voitures avec des jambes, plut™t que d'utiliser des roues." "Voulez-vous vraiment dire que, pour construire une machine pensante, nous devrions prendre un homme et nous efforcer de remplacer chaque organe par une machinerie ?" attaqua Haldane. "Ce serait sans nul doute un travail colossal, et mme si c'Žtait possible, la crŽature n'aurait aucun contact avec la nourriture, le sexe, le sport, et bien des choses qui prŽsentent un intŽrt considŽrable pour les tres humains." "Bien que ce soit lˆ sans doute la manire assurŽe de produire une machine pensante, elle me semble beaucoup trop lente et impraticable," rŽpondit Turing. "Ma proposition est au contraire d'essayer de construire un "cerveau" qui n'aurait pas de corps, et en ne lui fournissant gure que la vue, l'ou•e et la parole. Bien entendu, il nous faudra alors trouver les branches de la pensŽe dans lesquelles la machine pourrait montrer ses capacitŽs. A ce sujet, je pense que des domaines comme le jeu d'Žchecs, la cryptographie ou les mathŽmatiques sont de bons candidats parce qu'ils nŽcessitent peu de contacts avec le monde extŽrieur." "Supposons pour le moment que vous puissiez donner ˆ votre machine ces entrŽes sensorielles," dit Haldane. "Comment pourrait-elle les utiliser en pratique pour modifier son programme, et apprendre ainsi quelque chose, mme dans un domaine aussi restreint que les Žchecs ou les mathŽmatiques ?" "Eh bien, " rŽflŽchit Turing, "nous commencerions sans doute avec une machine dotŽe de capacitŽs minimales, ˆ peine capable de mener des calculs ŽlaborŽs ou de rŽagir de manire disciplinŽe ˆ des ordres. Ensuite, en agissant sur elle d'une manire qui imite l'Žducation, nous pouvons espŽrer modifier la machine jusqu'ˆ pouvoir attendre des rŽactions prŽcises ˆ certaines commandes." "Prenons un domaine trs rŽduit comme les mathŽmatiques," dit Wittgenstein. "Comment la machine pourrait-elle apprendre les mathŽmatiques ?" "Dans le cas des mathŽmatiques, cela nŽcessiterait d'informer la machine de l'existence d'objets comme les points et les lignes, et des opŽrations logiques permettant de construire de nouveaux ensembles. Mais je ne peux pas vous dŽcrire compltement en dŽtail la faon de procŽder, pour la simple raison que je ne la connais pas, pas encore du moins! C'est le principal axe de nos recherches en ce moment. Mais je suis pleinement convaincu qu'il n'y a pas de barrire logique ou technique qui s'oppose ˆ ce projet. Ce qui manque pour le moment, c'est la volontŽ de la faire, et bien entendu les ressources financires." Haldane remarqua alors : "Vous parliez il y a un moment des travaux de McCulloch et Pitts sur la modŽlisation des circuits neuronaux du cerveau par des formules mathŽmatiques qui pourraient, en principe, tre rŽalisŽes par des composants Žlectroniques modernes comme des relais, des lampes ou des valves. Il est possible qu'un ajustement de l'intensitŽ des connexions entre les neurones artificiels d'un tel circuit donne ˆ la machine la capacitŽ d'apprendre et de s'adapter." "C'est exactement ce que je pense," rŽpliqua Turing. "Laissez-moi vous montrer ˆ quoi pourrait ressembler l'un de ces rŽseaux de neurones artificiels." Reprenant son carnet, Turing esquissa un diagramme montrant comment pourrait tre agencŽ un rŽseau de neurones idŽalisŽs, tels que McCulloch et Pitts les avaient imaginŽs. FIGURE "Je considre le schŽma MARCHE/ARRET des neurones d'entrŽe comme l'analogue des symboles d'entrŽe sur le ruban du calculateur, et le schŽma de dŽcharge des neurones de sortie comme l'Žquivalent des symboles de sortie sur le ruban. Je dis alors que les connexions entre neurones transforment le schŽma de la couche d'entrŽe en schŽma de sortie, et qu'elles accomplissent donc la mme fonction que le programme du calculateur. Par consŽquent un rŽseau de neurones et une machine de Turing sont parfaitement Žquivalents. Ce que l'un peut faire, l'autre le peut aussi." "Cela signifie-t-il que McCulloch et Pitts ont dŽmontrŽ qu'il n'y avait pas de diffŽrence entre un rŽseau de neurones mathŽmatiques et le calculateur abstrait dont vous parliez plus t™t ?" demanda Snow. "Oui, c'est prŽcisŽment ce qu'ils ont dŽmontrŽ," rŽpondit Turing, bŽgayant dans son enthousiasme ˆ dŽcrire son travail. "Le rŽseau de neurones et la machine effectuent exactement les mmes opŽrations. Dans le jargon mathŽmatique, nous disons qu'ils sont isomorphes. Tout ce que peut faire un rŽseau de neurones peut tre accompli par une de mes machines ˆ calculer, et vice-versa. Ainsi, pour prendre un exemple, l'Žtat mental de Haldane quand il pense au morceau de sole au bout de sa fourchette peut tre considŽrŽ comme une simple Žtape du programme d'un calculateur. Puisque nous pouvons construire aussi bien des rŽseaux de neurones que des calculateurs en utilisant des dispositifs Žlectroniques, nous pouvons les considŽrer comme fournissant une thŽorie ŽlectromŽcanique des Žtats mentaux. En un sens, la biologie Žgale l'Žlectronique." "Vous tes bien silencieux, Schršdinger," observa Snow. "En tant que physicien, que pensez-vous de l'idŽe de construire un cerveau artificiel avec les lampes, des fils et des valves ?" "Un point m'est obscur pour le moment." rŽpondit Schršdinger, "Turing pense-t-il que nous puissions construire une machine Žlectronique qui imite certaines fonctions du cerveau humain ? Ou veut-il dire qu'il est possible de copier fidlement, de reproduire un cerveau humain sous forme Žlectronique ? Je me demande, Turing, si vous pouvez Žclairer ce point ?" "Je vais essayer. Je ne pense pas que cela fasse de toute faon une grande diffŽrence pour ce qui est de montrer un comportement intelligent ˆ la manire humaine. A moins bien sžr que vous pensiez qu'il y a quelque chose de particulier dans la constitution matŽrielle du cerveau humain qui explique ses capacitŽs cognitives, et que ce quelque chose de particulier ne puisse tre capturŽ dans des circuits Žlectroniques." "Eh bien, je ne pense pas qu'il y ait besoin d'un voyant extralucide pour deviner votre position lˆ-dessus, Turing," dit Snow en souriant. "Mais dites-la nous quand mme." "Bien entendu," rŽpondit Turing. "Mes sentiments sont clairs et dŽfinis sur le sujet. Je pense que la composition matŽrielle de notre cerveau n'a absolument rien de spŽcial, du moins en ce qui concerne la pensŽe." "Vous pourriez dire que l'essence n'est pas essentielle, eh ?" plaisanta Haldane. "C'est certainement ne faon de prŽsenter les choses," rŽpondit Turing avec une ombre de sourire. "Ce qui est essentiel, par contre, c'est ce que les composants du cerveau, les neurones, font effectivement, et la manire dont ils sont reliŽs les uns aux autres. Ce sont ces aspects structurels et fonctionnels qui donnent au cerveau sa capacitŽ cognitive. Si nous pouvons construire des neurones Žlectroniques et les relier comme ils sont connectŽs dans le cerveau humain, je suis convaincu que ce dispositif Žlectronique contiendrait des rgles gouvernant la pensŽe et l'action, rgles Žquivalentes ˆ celles qui sont prŽsentes dans le cerveau humain. Cette machine possŽderait les mmes fonctionnalitŽs que le cerveau humain. L'intelligence de la machine vient de la complexitŽ de l'ensemble des rgles qui constituent le programme, et non des Žtapes individuelles de ce programme, qui peuvent tre extrmement ŽlŽmentaires comme nous l'avons vu dans l'addition de 1 et de 2." Snow vit que par ces assertions audacieuses, Turing identifiait le mŽcanisme du calcul avec la continuitŽ entre apprentissage, traitement des informations et activitŽ de connaissance, continuitŽ affirmŽe par les psychologues du comportement, les bŽhavioristes. Schršdinger prŽcisa : "Comme je vois les choses, vous remplacez le rŽseau causal des relations stimulus-rŽponse des bŽhavioristes par la notion de rŽseau des rgles mŽcaniques. Vous affirmez que l'on peut ainsi capturer la grammaire logique de l'intention, du choix et de l'apprentissage dans le cadre d'un ensemble de rgles mŽcaniques, rgles qui peuvent s'inscrire dans le programme d'un calculateur." Wittgenstein repoussa sa chaise et se dressa d'un bond, incapable de se contr™ler plus longtemps. Allant et venant ˆ grandes enjambŽes ˆ travers la pice, les yeux perdus dans un royaume au-delˆ du temps et de l'espace qu'il Žtait seul ˆ voir, il contesta les dires de Turing. "Dans quelles circonstances peut-on dire que quelqu'un suit une rgle ? Si vous poussez des boutons marquŽs 20, 25 et ´ sur un calculateur, cela ne veut pas dire que vous avez calculŽ 20´25. La question "Comment tes-vous arrivŽs ˆ la bonne rŽponse ?" est une question au sujet des rgles utilisŽes. Apporter la bonne rŽponse ne permet pas de dire que quelqu'un, ou quelque chose, a calculŽ." "Mais Turing dit que la seule chose importante est le comportement, et non la manire dont le comportement a ŽtŽ acquis," remarqua Schršdinger. "Et moi je dis que si le fait de calculer nous para”t mŽcanique," continua Wittgenstein en lanant un regard furieux ˆ celui qui avait la tŽmŽritŽ de l'interrompre, "c'est que l'homme qui effectue le calcul se comporte comme une machine. Ce n'est pas parce qu'on peut mŽcaniser une rgle que celle-ci est "mŽcanique". Toute rgle peut tre considŽrŽe comme la description d'un mŽcanisme. Les machines de Turing ne sont rien d'autre que des hommes qui calculent. Mais la question de savoir si une machine pense ne peut recevoir aucune rŽponse, tout simplement parce que c'est une question absurde, logiquement absurde. Autant demander de quelle couleur est 3 !" Ensuite, comme un ballon qui se dŽgonfle doucement, Wittgenstein parut ˆ bout de ressources. Avec un air de distraction peinŽe sur le visage, il retourna ˆ sa chaise et s'y laissa lourdement retomber en regardant fixement la table, paraissant se dŽsintŽresser compltement de la conversation. Pendant ce temps, Haldane s'Žtait tournŽ vers Turing et lui dit : "Les arguments de Wittgenstein semblent indiquer que la pensŽe est bien autre chose que le fait de suivre un ensemble de rgles. Je me demande comment on pourra un jour savoir si l'un de vos "cerveaux Žlectroniques" pense rŽellement, ou s'il se contente juste de produire des rŽsultats qui dŽcoulent d'un ensemble de rgles, et qui donnent l'impression qu'il pense comme vous et moi. Peut-on imaginer une Žpreuve objective qui permettrait de distinguer ces deux possibilitŽs ?" "Comment peut-on savoir si un autre tre humain pense rŽellement ?" rŽpliqua Turing d'un air maussade. "Nous n'avons jamais accs ˆ la vie intŽrieure de personne. Tout ce que nous pouvons faire, c'est porter un jugement basŽ sur le comportement d'une personne. Je vous dis ou je vous fais quelque chose, et vous rŽagissez d'une certaine manire. Je rŽagis ensuite ˆ votre rŽponse, et ainsi de suite. Aprs une suite de telles interactions, je dŽcide que vous tes un tre pensant et non un morceau de matire inanimŽe comme ce pichet d'eau ou le couteau ˆ c™tŽ de mon assiette. C'est de cette manire que nous considŽrons que les autres tres humains pensent comme nous." "Comment pourriez-vous vŽrifier empiriquement cette forme de pensŽe ?" demanda Snow. "Je pense que je proposerai l'Žpreuve suivante. Installons dans la pice d'ˆ c™tŽ un calculateur programmŽ pour penser comme un tre humain, et un humain prs de lui. Donnons leur ˆ chacun une liaison du genre tŽlŽtype avec une machine ˆ Žcrire placŽe ici. Je vous demanderai alors de vous installer ˆ la machine ˆ Žcrire et de poursuivre une conversation par Žcrit, soit avec l'homme, soit avec le calculateur, mais sans que vous sachiez auquel des deux vous avez affaire." "Quel genre de question pourrai-je poser ?" demanda Snow. "Vous pourrez poser toutes les questions que vous voulez, dŽclarer tout ce que vous voulez, et de manire gŽnŽrale poursuivre une conversation comme nous l'avons fait ce soir." Ah, pensa Schršdinger, Turing est en train de proposer une expŽrience de pensŽe pour illustrer ces notions. Cela lui rappela sa propre, et dŽsormais cŽlbre, expŽrience de pensŽe sur le chat dans la bo”te fermŽe, qui illustrait si bien les paradoxes entourant l'acte de la mesure en mŽcanique quantique. "Supposons donc que vous puissiez interagir de cette manire avec la personne Ñ ou la machine Ñ qui est dans la pice voisine," continuait Turing. "Supposons que vous y passiez plusieurs heures, ˆ plusieurs reprises. Si ˆ la fin de l'expŽrience vous n'tes pas capable de distinguer l'homme de la machine d'une faon fiable, alors je prŽtends que la machine est intelligente, ou que vous, l'homme, ne l'tes pas. Par consŽquent, si vous tes prt ˆ admettre que les hommes sont intelligents, je ne vois pas comment vous pourriez refuser les mmes droits ˆ la machine. Aprs tout, c'est exactement la procŽdure que j'emploie en ce moment pour dŽcider que vous tes intelligent : en observant vos rŽactions ˆ ce que je dis et ˆ ce que je fais en diverses circonstances, je conclue que vous tes un tre pensant comme moi. Ce n'est pas parce que vous avez une moustache, deux yeux, ou toute autre raison liŽe ˆ votre apparence physique. C'est uniquement parce que vous agissez et rŽagissez d'une certaine manire que je considre comme la rŽaction normale des hommes intelligents dans ces circonstances." "Vous estimez donc que cette sorte de Jeu d'imitation est une bonne Žpreuve objective pour dŽcider si un calculateur peut penser comme un humain. C'est bien lˆ votre opinion ?" demanda Snow. "Tout ˆ fait," rŽpondit Turing. Schršdinger intervint : "En concentrant votre Žpreuve d'intelligence sur le comportement externe de la machine ou de la personne, plut™t que sur son fonctionnement interne, vous vous placez au cÏur de la tradition bŽhavioriste de la psychologie." Il poursuivit en rappelant que, s'ils avaient des opinions variŽes sur le r™le des "Žtats mentaux" parmi les causes de la pensŽe, les bŽhavioristes des annŽes 20 comme J.D. Watson rejetaient fermement l'idŽe que les qualitŽs internes du cerveau puissent jouer un r™le quelconque dans une thŽorie scientifique de la pensŽe ou du comportement. "Selon les bŽhavioristes, seules les actions visibles de l'extŽrieur peuvent former la base d'une thŽorie lŽgitimement scientifique du comportement," ajouta Haldane. "L'Žpreuve d'intelligence de Turing me semble un simple transfert de ce paradigme de l'homme ˆ la machine." Tout comme les arguments des bŽhavioristes eux-mmes, l'Žpreuve de Turing fut immŽdiatement attaquŽe par toutes les personnes autour de la table. Haldane ouvrit l'assaut contre le Jeu d'imitation en arguant que "Il me semble que l'on en apprend gŽnŽralement plus sur la nature d'un autre tre en le combattant qu'en lui obŽissant. Mais les machines ne peuvent ressentir de plaisir, tre amadouŽes par la flatterie, et de faon gŽnŽrale ne montrent aucun signe de rŽaction Žmotionnelle consciente. Il me semble ˆ moi que la seule faon de savoir si une machine pense est d'tre une machine." "C'est un point de vie particulirement solipsiste qui rendrait impossible la communication d'idŽes," rŽpliqua Turing. "Si vous aviez raison, ce que je ne crois pas pour le moment, alors certes mon Jeu d'imitation ne serait pas une Žpreuve suffisante d'intelligence, puisque nous ne serions jamais sžr que quiconque d'autre pense ˆ moins d'tre ce quelqu'un d'autre. Pourtant, je suis prt ˆ reconna”tre que vous pensez, et je souponne que vous tes Žgalement prt ˆ admettre la mme chose de moi. Je suis donc au regret de vous dire que je ne trouve pas votre argument convaincant. Le solipsisme n'est la rŽponse ˆ rien." Snow revint alors dans la conversation en disant : "Peut-tre, Turing. D'aprs ce que vous avez dit jusqu'ˆ maintenant du fonctionnement d'un calculateur, il me semble que la machine ne fait rien d'autre que ce qu'on lui a ordonnŽ de faire. Elle dispose d'un jeu d'instructions qui constitue son programme, et ces instructions sont aveuglŽment suivies, Žtape par Žtape jusqu'ˆ l'arrt de la machine. Je ne vois donc pas comment la machine pourrait faire montre d'imprŽvisibilitŽ, de libre arbitre, ou d'incohŽrence, ou des nombreux comportements que nous voyons dans la conduite humaine." Turing rŽpondit immŽdiatement : "C'est exactement l'objection que soulevait, il y a un sicle de cela, la fille de Lord Byron, Lady Ada Lovelace, quand elle travaillait avec Charles Babbage sur sa "machine analytique". Je vous ferai la rŽponse que Babbage a dž lui faire. Il est rarement facile de prŽvoir toutes les consŽquences d'un fait donnŽ. Il est en particulier trs difficile de savoir quelles quantitŽs seront calculŽes au cours d'un calcul menŽ en suivant un certain jeu de rgles. Mme si les rgles sont simples, prises sŽparŽment, le fait de traverser des milliers ou des millions d'Žtapes en respectant ces rgles peut facilement engendrer des quantitŽs compltement inattendues. Une machine qui peut apprendre, et qui est capable de modifier les instructions de son programme en fonction des nouvelles donnŽes qui se prŽsentent, fournit une excellente illustration d'un tel mŽcanisme. Donc oui, sans doute la machine n'est-elle capable de faire que ce qu'on lui a demandŽ. Mais nous sommes nous- mmes incapables de prŽvoir les consŽquences de ces instructions." Schršdinger remarqua alors : "Wittgenstein a prŽsentŽ d'excellentes raisons ˆ l'appui du caractre informel du comportement humain. Il semble qu'il soit tout simplement impossible de fournir des rgles de conduite qui couvrent toutes les ŽventualitŽs. Bref, il y a beaucoup plus dans la vie que le suivi d'un ensemble de rgles. Je ne vois donc pas comment une machine, quelle qu'elle soit, et mme si elle peut modifier ses rgles, pourra jamais reproduire le comportement humain si certains aspects de ce comportement ne rŽpondent ˆ aucune rgle." Turing fut un peu ŽtonnŽ d'une telle objection, surtout venant d'un scientifique de la stature de Schršdinger, car il lui semblait que cela revenait ˆ nier l'existence d'une structure ou de schŽmas de comportement. RŽpondant ˆ Schršdinger, il dit : "La seule faon de dŽcouvrir les lois du comportement, c'est de les chercher. Mais nous ne pouvons jamais tre sžrs d'avoir cherchŽ avec assez de soin et de persŽvŽrance. Il n'est pas impossible que les comportements que nous jugeons en dehors de toute rgle soient dŽterminŽs par des rgles que nous n'avons pas ŽtŽ assez intelligents ou diligents pour dŽcouvrir." Schršdinger contra cette riposte en rappelant les travaux de Gšdel en logique mathŽmatique, ceux que Turing avait ŽvoquŽs au dŽbut du repas. "Vous nous avez dit vous-mme qu'il existe des affirmations au sujet des nombres qui ne peuvent pas tre dŽmontrŽs ou infirmŽs en suivant un ensemble de rgles logiques. Pourtant, nous les hommes, nous voyons que ces affirmations sont nŽcessairement vraies, mais nous ne pouvons pas les prouver. Cela ne signifie-t-il pas qu'il y a des choses qu'un esprit humain peut conna”tre et qu'une machine ne pourra jamais conna”tre ?" "Les rŽsultats de Gšdel n'ont rien ˆ voir ici," objecta Turing. "Son ThŽorme d'IncomplŽtude suppose que le systme logique que l'on utilise pour prouver ou rŽfuter des propositions sur les nombres est cohŽrent et non-contradictoire. C'est ˆ dire qu'il n'est pas possible de prouver et d'infirmer simultanŽment la mme proposition en utilisant les rgles du systme, et que nous ne commettons jamais d'erreur logique en appliquant les rgles dŽductives. Si l'une de ces conditions n'est pas rŽalisŽe, le thŽorme de Gšdel ne s'applique pas. Mais les hommes commettent vraiment des erreurs et se comportent vraiment de faon incohŽrente. Aussi une machine qui reproduirait le comportement humain devrait faire de mme. Aussi je ne vois pas que le thŽorme de Gšdel s'applique ici." S'Žcartant un instant de la discussion qui devenait houleuse, Turing prit le pichet d'eau pendant que les autres discutaient des thses qui avaient ŽtŽ ŽchangŽes avec la plus grande ardeur. Snow relana la controverse en tentant de rŽsumer la situation. "Il me semble qu'au cÏur des arguments en dŽbat se trouve la question de savoir si un jeu de rgles est la seule origine du comportement humain, en particulier du comportement cognitif. La conviction de Turing repose sur l'hypothse qu'un ensemble de rgles, assez vaste ou agissant assez longtemps, peut conduire ˆ un comportement qui semble illogique, spontanŽ, Žmotionnel, irrationnel ou crŽatif ˆ un observateur extŽrieur. L'argument de Wittgenstein est qu'aucune accumulation de rgles, fussent-elles longues et complexes, ne peut rendre pleinement compte de la vie cognitive de l'homme. Au mieux, une telle machine suivant des rgles ne pourrait qu'imiter ou simuler une petite partie de l'expŽrience humaine. La seule manire de dupliquer un humain est d'en tre un." "L'idŽe d'une machine pensante est trop horrible ˆ imaginer," s'exclama Haldane en tendant son verre pour que Snow puisse lui verser encore un peu de Montrachet. "Certains de nos collgues ˆ l'esprit thŽologique, ici ˆ Cambridge, vous diraient que la pensŽe est une fonction de l'‰me immortelle de l'homme. Les machines n'ont pas d'‰me, et par consŽquent elles ne peuvent pas penser, jamais ! Qu'avez-vous ˆ rŽpondre ˆ cela, Turing ?" "Ne pensez-vous pas que cet argument Žcorne sŽrieusement l'omnipotence du Tout- Puissant ?" contra Turing. "Vous semblez dŽfendre l'idŽe que les hommes sont de quelque manire subtile supŽrieurs au reste de la crŽation. Si tel est le cas, alors bien sžr nous devons tous nous rŽsigner ˆ ce fait, et j'abandonnerai sans regret ma vision d'une machine qui penserait comme un homme. Mais, pour autant que je sache, il n'existe aucune preuve d'une telle supŽrioritŽ des humains. Par consŽquent, tant que quelqu'un ne m'aura pas prŽsentŽ un argument imparable ˆ ce sujet, je suis obligŽ de considŽrer que ce genre d'objection relve d'une pensŽe incertaine qui prend ses dŽsirs pour des rŽalitŽs." Pour rŽfuter le Jeu d'imitation, Haldane avana alors ce qui parut ˆ chacun une possibilitŽ hautement spŽculative et peu sŽrieuse. "Supposez," dit-il, "que votre interrogateur dispose d'un canal de communication extrasensoriel avec l'homme ou la machine de la pice d'ˆ c™tŽ. Il pourrait les distinguer sans utiliser le tŽlŽtype. Cela ne rendrait-il pas votre Žpreuve sans valeur ?" "Grand Dieux," s'exclama Wittgenstein, "vous tes en train d'introduire quelque chose d'encore plus hypothŽtique que la machine cognitive de Turing. Si nous laissons la discussion partir dans une stratosphre mystique, pourquoi ne pas imaginer une intervention divine disant ˆ l'interrogateur qui est de l'autre c™tŽ ? Vous allez vraiment trop loin avec cette perception extrasensorielle." Turing resta Žtonnamment silencieux un instant avant de rŽpondre ˆ l'objection de Haldane. "J'imagine qu'une communication de cette sorte invaliderait mon test d'intelligence. Tout ce que je puis dire, c'est que si vous admettez cette forme de perception, n'importe quoi peut arriver. En ce cas, le Jeu d'imitation ne permettrait plus de dire si la machine pense ou non comme un homme, puisqu'on pourrait toujours les distinguer. Mais tant que cette forme de communication ne sera pas scientifiquement Žtablie, je continuerai ˆ dŽfendre le Jeu d'imitation comme la faon correcte de procŽder." Pendant cet Žchange, Snow rŽflŽchissait en silence ˆ l'argument de Wittgenstein sur l'origine sociale du langage. Il vit soudain comment cela s'accordait avec sa vieille idŽe que les mots sont toujours plus simples que la rŽalitŽ qu'ils reprŽsentent. Si ce n'Žtait pas le cas, se disait-il, la discussion et l'action collective seraient impossibles. Par consŽquent, si Wittgenstein avait raison de dire que les mots Žmergent en quelque sorte de la sociŽtŽ, il Žtait raisonnable que cette sociŽtŽ s'accorde sur une faon d'exprimer la rŽalitŽ brute qui soit plus simple que cette rŽalitŽ elle-mme. Sinon, le langage ne pourrait jamais tre une forme abrŽgŽe de communication. Heureux de ce brillant aperu de la relation entre le langage et le monde, Snow fut brutalement tirŽ de sa concentration par l'apparition de Simmons sur le pas de la porte, qui demandait s'il pouvait servir le plat de rŽsistance. "Simmons semble prt ˆ passer ˆ la suite. C'est peut-tre le bon moment d'interrompre un moment cette discussion et de nous accorder une brve pause avant de passer au plat de rŽsistance," proposa Snow au groupe. "Tout ˆ fait," rŽpondit Schršdinger. "Turing nous a encore donnŽ de quoi rŽflŽchir avec son Jeu d'imitation, puisqu'il semble directement reliŽ au problme que Wittgenstein a posŽ au dŽbut du d”ner sur la relation entre pensŽe et langage. Peut-tre pourrions nous nous aventurer un peu plus loin sur ce sujet et sur son rapport avec le problme des machines pensantes. A mes yeux, en tout cas, si nous employons le test que Turing suggŽrait pour dŽterminer si une machine pense ou non, alors je ne vois pas comment nous pouvons Žviter de nous poser la question du r™le du langage dans la pensŽe." Haldane ajouta : "Si je comprends bien, le Jeu d'imitation de Turing est exclusivement basŽ sur un Žchange linguistique avec celui ou celle qui est de l'autre c™tŽ. Cela suggre certainement que toute machine pensante doit disposer de capacitŽs de langage Žquivalentes ˆ celles d'un homme pour tre jugŽe intelligente. Pourtant Wittgenstein nous affirme que ces capacitŽs ne peuvent venir que d'une vie commune, ce qui semble exclure les machines. Il me semble qu'il y a lˆ une contradiction directe avec la notion de machine pensant comme un homme. J'aimerais pour ma part que la discussion se focalise sur ce point, pour que nous puissions voir s'il y a une issue ˆ ce dilemme."