4 - L'ƒcole de Copenhague Alice pŽnŽtra dans le bois et suivit un chemin qui serpentait au milieu des arbres. Elle arriva ˆ un embranchement, marquŽ par un poteau indicateur. Son utilitŽ ne parut toutefois pas trs grande ˆ Alice, car une flche vers la droite indiquait "A", sans rien d'autre, et une flche vers la gauche n'indiquait que "B". "Je le dŽclare haut et fort," s'exclama Alice, "je n'ai jamais vu de panneau indicateur plus inutile." Elle regardait autour d'elle pour voir si elle pouvait trouver quelque indice des destinations auxquelles pouvaient mener ces chemins, quand elle sursauta : le chat de Schršdinger se tenait sur une branche basse ˆ quelques mtres d'elle. "Oh, Monsieur le chat," commena-t-elle timidement. "Pourriez-vous m'indiquer la direction que je dois prendre maintenant ?" "Cela dŽpend beaucoup de l'endroit o vous voulez aller," rŽpondit le chat. "Je n'en suis pas trs sžreÉ" commena Alice. "Alors, la direction n'a aucune importance !" coupa le chat. "Mais je dois quand mme choisir entre les deux chemins," dit Alice. "Voilˆ votre tort," philosopha le chat. "Vous n'avez pas ˆ dŽcider, vous pouvez prendre tous les chemins. Vous auriez dž comprendre cela depuis le temps. Moi, je fais souvent neuf choses diffŽrentes en mme temps. Les chats peuvent r™der un peu partout quand on ne les observe pas. Ë propos d'observations," dit-il prŽcipitamment, "je crois que je suis sur le point d'tre obsÉ" Le chat s'effaa brusquement. "Quel chat Žtrange," pensa Alice, " et quelle suggestion Žtrange. Il devait faire allusion ˆ cette superposition d'Žtats dont parlait le MŽcanicien Quantique. Je pense qu'il doit s'agir de quelque chose d'analogue ˆ ce que j'ai rencontrŽ en quittant la Banque. Cette fois lˆ, j'ai pris Ñ je ne sais comment Ñ plusieurs directions en mme temps, aussi je prŽsume que je n'ai qu'ˆ essayer de recommencer." × × × × ƒtat : Alice (A1) Alice tourna ˆ droite du poteau indicateur et continua le chemin sinueux en regardant les arbres ˆ c™tŽ desquels elle passait. Elle n'Žtait pas allŽe trs loin quand elle rencontra une nouvelle bifurcation. Le panneau indicateur marquait cette fois "1" d'un c™tŽ et "2" de l'autre. Alice tourna encore ˆ droite et continua son chemin. Peu ˆ peu les arbres se clairsemrent et elle se retrouva sur un sentier raide et caillouteux, de plus en plus abrupt, jusqu'ˆ ce qu'elle finisse par escalader le flanc d'une montagne isolŽe. Le sentier s'accrochait au bord d'un prŽcipice vertigineux, puis finit par aboutir ˆ un balcon herbeux entourŽ de falaises verticales. Une caverne dans la falaise lui faisait face et un passage s'ouvrait vers le bas. Le passage Žtait trs sombre, mais Alice le descendit en rampant, ˆ sa grande surprise. Le sol et les parois Žtaient lisses et il descendait en pente douce vers une faible lueur visible dans le lointain. La lumire devenait de plus en plus brillante, et de plus en plus rouge, et le tunnel de plus en plus chaud. Des volutes de vapeur flottaient autour d'elle, et elle entendait une sorte de ronflement comme si un gros animal dormait en bas. Au bout du tunnel, Alice Žmergea dans une grande salle dont les vastes dimensions ne pouvaient qu'tre faiblement devinŽes. Ë ses pieds, l'Žclat venait d'un Žnorme dragon rouge et or profondŽment endormi enroulŽ dans sa longue queue. Il Žtait couchŽ sur un amoncellement d'or et d'argent, de joyaux et de pices d'orfvrerie, tous ŽclairŽs par la lumire rougeoyante. × × × × ƒtat : Alice (A2) Alice tourna ˆ droite du poteau indicateur et continua le chemin sinueux en regardant les arbres ˆ c™tŽ desquels elle passait. Elle n'Žtait pas allŽe trs loin quand elle rencontra une nouvelle bifurcation. Le panneau indicateur marquait cette fois "1" d'un c™tŽ et "2" de l'autre. Alice tourna cette fois ˆ gauche et continua son chemin. En avanant, elle remarqua que le chemin n'Žtait plus un sentier forestier mais une route Žtroite pavŽe de briques jaunes. Elle la suivit ˆ travers les arbres jusqu'ˆ ce qu'elle dŽbouche dans une vaste prairie. Celle-ci s'Žtendait ˆ perte de vue de chaque c™tŽ et l'herbe Žtait parsemŽe de coquelicots Žclatants. La route de briques jaunes traversait la prairie et menait aux portes d'une ville dans le lointain. D'o elle se tenait, Alice voyait que les hauts murs de la citŽ Žtaient d'un vert brillant et que les portes Žtaient incrustŽes d'Žmeraudes. × × × × ƒtat : Alice (B1) Alice tourna ˆ gauche du poteau indicateur et continua le chemin sinueux. Il n'y avait rien de trs remarquable ˆ regarder. Aprs un tournant, elle arriva ˆ une nouvelle bifurcation. Le panneau indicateur marquait cette fois "1" d'un c™tŽ et "2" de l'autre. Alice tourna cette fois ˆ droite et continua son chemin. Le sous-bois devint plus Žpais entre les arbres et il Žtait difficile de distinguer quelque chose ˆ plus de quelques pas du chemin. Le sentier lui-mme restait clairement tracŽ et serpentait entre les taillis. Au dŽtour du chemin, Alice dŽboucha dans une clairire au centre de laquelle se dressait un modeste b‰timent aux toits trs pentus, flanquŽ d'un petit beffroi. Une inscription Žtait profondŽment gravŽe sur le linteau de la porte : "ƒcole de Copenhague". "Ce doit tre l'endroit o l'on m'a conseillŽ d'aller," se dit Alice. "Je n'ai pourtant pas trs envie d'aller ˆ l'Žcole ! J'ai dŽjˆ passŽ bien assez de temps en classe ! Mais peut-tre les Žcoles ici sont-elles trs diffŽrentes de celles que je connais. Allons voir !" Elle entra sans frapper. × × × × ƒtat : Alice (B2) Alice tourna ˆ gauche du poteau indicateur et continua le chemin sinueux. Il n'y avait rien de trs remarquable ˆ regarder. Aprs un tournant, elle arriva ˆ une nouvelle bifurcation. Le panneau indicateur marquait cette fois "1" d'un c™tŽ et "2" de l'autre. Alice tourna ˆ gauche et continua son chemin. Un peu plus loin, le sentier se mit ˆ grimper sur le flanc d'une colline. Alice le gravit et, arrivŽe au sommet de la colline, resta quelques minutes ˆ observer le paysage qui s'Žtendait autour d'elle. C'Žtait une contrŽe bien Žtrange. De nombreux ruisseaux la traversaient de part en part, et le terrain entre les ruisseaux Žtait coupŽ de haies, dŽlimitant des parcelles carrŽes. "C'est Žtonnant, on dirait un immense Žchiquier," finit par dire Alice. × × × × "Entrez, ma chre" dit une voix douce, et Alice rŽalisa qu'elle venait d'tre observŽe. Elle franchit la porte et regarda autour d'elle pour examiner la salle de classe. C'Žtait une vaste salle ŽclairŽe par de hautes fentres de tous c™tŽs. Des rangŽes de bureaux emplissaient le centre de la pice, un tableau noir occupait une extrŽmitŽ et une grande table Žtait placŽe devant. Le Ma”tre se tenait lˆ. "Cela ressemble finalement beaucoup ˆ une salle de classe normale," dut admettre Alice en se tournant vers les enfants de la classe. Elle dŽcouvrit que ce n'Žtaient pas des enfants qui occupaient les bancs mais le plus extraordinaire Žchantillon d'tres rassemblŽs sur les premiers rangs. Elle vit une sirne aux longs cheveux ondulŽs et ˆ la queue Žcailleuse, un soldat en uniforme qui, en y regardant ˆ deux fois, semblait fait de fer blanc, une petite fille en haillons avec un Žventaire plein de bo”tes d'allumettes, un trs vilain petit canard et un homme au regard hautain et d'une dignitŽ toute impŽriale qui, pour quelque raison obscure, ne portait que des sous-vtements. L'Žtait-il vraiment ? Alice se le demandait car, en regardant de plus prs, il lui sembla apercevoir par instants un costume d'Žpais velours pourpre recouvert d'un riche manteau brodŽ. Mais en regardant de nouveau, elle ne voyait plus qu'un homme replet en sous-vtements. "Eh bien ma chre," dit le Ma”tre qui ressemblait ˆ un bon grand-pre aux Žpais sourcils, "Etes-vous venue vous joindre ˆ notre discussion ?" "J'ai bien peur de ne pas savoir comment je suis parvenue ici," dit Alice. "Il me semblait me trouver en bien des endroits diffŽrents, il y a juste un instant, et je ne suis pas trs sžre de savoir comment je suis arrivŽe en ce lieu plut™t que dans l'un des autres." "C'est assurŽment parce que nous vous avons observŽe ici. Vous vous trouviez dans une superposition d'Žtats quantiques, mais ds que vous avez ŽtŽ observŽe ici, eh bien vous Žtiez ici, naturellement. De toute Žvidence, vous n'avez ŽtŽ observŽe dans aucun autre endroit." "Mais que se serait-il passŽe si je l'avais ŽtŽ ?" demanda Alice avec curiositŽ. "Eh bien, votre superposition d'Žtats aurait ŽtŽ rŽduite ˆ cette autre position. Vous ne seriez pas ici, mais vous seriez ˆ l'endroit o vous auriez ŽtŽ observŽe, bien entendu." "Je ne vois pas comment cela serait possible," rŽpliqua Alice qui se sentait de nouveau compltement perdue. "Quelle diffŽrence cela fait-il que je sois ou non observŽe ? Je dois nŽcessairement tre quelque part, quelle que soit la personne qui me regarde." "Pas du tout ! Aprs tout, vous ne pouvez pas dire ce qui arrive dans n'importe quel systme si vous ne le regardez pas. Il peut s'y passer une foule de choses, et vous pouvez donner les probabilitŽs de chacune de ces choses, aussi longtemps que vous ne regardez pas ce qui s'y passe. Le systme se trouve en pratique dans un mŽlange d'Žtats correspondant ˆ chacune des actions qui peuvent se passer, et cette situation dure jusqu'ˆ ce que vous regardiez ce qui se passe. Ë cet instant, une seule possibilitŽ est sŽlectionnŽe Ñ bien entendu Ñ et le systme se trouve ensuite dans cette situation exacte." "Et qu'arrive-t-il ˆ toutes les autres situations possibles ?" demanda Alice. "Elles s'Žvanouissent tout simplement ?" "C'est exactement cela," dit le Ma”tre en la regardant intensŽment, "Vous avez mis le doigt dessus. Tous les autres Žtats s'Žvanouissent purement et simplement. Le pays de ce qui pourrait tre devient le pays de ce qui n'a jamais ŽtŽ. Ë cet instant, tous les autres Žtats cessent d'avoir une quelconque rŽalitŽ. Ils deviennent, si vous voulez, des rves ou des fantaisies et l'Žtat observŽ devient le seul rŽel. Nous appelons cela la rŽduction des Žtats quantiques. Vous serez bient™t familiarisŽe avec elle." "Cela veut-il dire que vous pouvez choisir ce que vous allez voir quand vous regardez quelque chose ?" demanda Alice prise d'un doute intŽrieur. "Oh non, vous n'avez aucune libertŽ de choix. Ce que vous pouvez voir est dŽterminŽ par les probabilitŽs des diffŽrents Žtats quantiques. Ce que vous voyez effectivement est une pure question de chance. Vous n'avez nullement le choix de ce qui arrive, les probabilitŽs quantiques ne donnent que les probabilitŽs des diffŽrents rŽsultats possibles mais ne commandent pas ce qui arrive en fait. C'est le hasard seul qui intervient, et ce qui advient n'est fixŽ que lorsqu'une observation est accomplie." Le Ma”tre parlait d'un ton trs grave, mais si doucement qu'Alice devait tendre l'oreille pour saisir tout ce qu'il disait. L'interprŽtation "orthodoxe" de la mŽcanique quantique est appelŽe interprŽtation de Copenhague (ainsi nommŽe en l'honneur du physicien danois Niels Bohr, et non d'aprs Hans Christian Andersen). Quand plusieurs destins diffŽrents sont possibles pour un systme physique, une amplitude existe pour chacun d'eux et l'Žtat total du systme est dŽcrit par la somme, ou superposition, de ces amplitudes. Quand une observation est effectuŽe, elle trouve une valeur correspondant ˆ l'une de ces amplitudes, et les autres amplitudes s'effacent, processus que l'on appelle la rŽduction des amplitudes. "Effectuer une observation me para”t donc une action particulirement dŽcisive," analysa Alice. "Mais qui donc effectue ces observations ? De toute Žvidence, les Žlectrons ne sont pas capables de s'observer eux-mmes quand ils traversent les fentes d'une expŽrience d'interfŽrences, puisqu'ils paraissent passer par les deux fentes ˆ la fois. Je devrais plut™t dire que les amplitudes pour les deux fentes sont prŽsentes," corrigea-t-elle en imitant les tournures de langage qu'elle avait si souvent entendues ces derniers temps. "Apparemment, je ne me suis pas observŽe moi-mme quand je me trouvais, il y a peu, dans une superposition d'Žtats." "En fait," avana soudain Alice qu'une idŽe soudaine venait de frapper, "si la mŽcanique quantique affirme que vous devez faire toutes les actions possibles, vous devez nŽcessairement observer tous les rŽsultats possibles ˆ l'issue de toute mesure que vous effectuez. Si votre principe de superposition a un sens dans toutes les situations, alors il est impossible d'effectuer la moindre mesure ! Toute mesure que vous effectuez peut avoir plusieurs rŽsultats. Selon vos rgles, vous pouvez observer n'importe lequel de ces rŽsultats, mais, toujours selon vos rgles, vous devez alors les observer tous. Tous les rŽsultats possibles de votre mesure doivent tre prŽsents dans une nouvelle version de cette superposition d'Žtats dont vous parlez. Vous ne pouvez jamais rien observer, ou plus exactement, il ne peut rien y avoir que vous n'observiez pas !" Alice reprit son souffle, totalement enflammŽe par cette idŽe neuve, et elle s'aperut que tout le monde dans la classe la regardait intensŽment. Quand elle se tut, tous s'agitrent mal ˆ l'aise. "Oui, vous avez soulevŽ lˆ un point trs important," lui dit gentiment le Ma”tre. "Nous appelons cela le problme de la mesure, et c'est prŽcisŽment le sujet dont nous dŽbattions ˆ l'instant." Voir la Note 1 Le Ma”tre poursuivit : "Il est important de garder en mŽmoire qu'il s'agit d'un vrai problme. La superposition d'amplitudes que nous dŽcrivons pour des systmes ˆ un ou deux Žlectrons existe forcŽment puisque les amplitudes interfrent, comme dans l'expŽrience que vous avez vue. C'est trs diffŽrent d'une situation o l'Žlectron serait bien dans un Žtat prŽcis, mais un Žtat que nous, nous ignorerions. Une pareille situation ne pourrait conduire ˆ une interfŽrence, aussi sommes-nous forcŽs de conclure que l'Žlectron se trouve bien dans tous les Žtats ˆ la fois, dans un certain sens du moins. Je pense que demander ce que fait en rŽalitŽ l'Žlectron n'est pas une bonne question parce qu'il est fondamentalement impossible de savoir cela. Si vous tentez de le faire, vous altŽrez le systme et vous examinez en fait quelque chose de diffŽrent." "Mais, comme vous le soulignez, nous nous heurtons ˆ une difficultŽ. Les atomes et les systmes contenant un petit nombre de particules font toujours tout ce qu'il leur est possible de faire et ne prennent jamais de dŽcisions. Nous, par contre, nous faisons toujours une chose ou une autre, et nous n'observons jamais plus d'un seul rŽsultat de toute action. Chacun des Žlves a prŽparŽ un bref exposŽ sur le problme de la mesure. Chacun va discuter du moment, s'il existe, o le comportement quantique o tous les Žtats sont prŽsents cesse d'exister et o les observations donnent un rŽsultat unique. Vous pourriez vous asseoir et Žcouter leurs communications, si cela vous intŽresse." Cela parut ˆ Alice une bonne occasion, et elle s'installa sur un banc et se pencha en avant pleine d'espoir. La voix calme du Ma”tre apaisa le bourdonnement qui montait des Žlves. "La premire intervention," annona-t-il, "sera faite par l'Empereur." Le notable replet en sous-vtements raffinŽs qu'Alice avait remarquŽ en entrant dans la classe se leva et alla se placer en face des Žlves. Voir la Note 2 La thŽorie de l'Empereur : l'esprit domine la matire "Notre hypothse," commena-t-il en portant un regard hautain autour de lui, "est que tout se passe dans l'esprit." "Les lois auxquelles obŽissent les systmes quantiques," continua-t-il, "la description des Žtats physiques par des amplitudes et la superposition de ces amplitudes quand il existe plus d'une possibilitŽ, toutes ces lois s'appliquent ˆ tous les systmes matŽriels de l'univers. Nous disons bien ˆ tous les systmes matŽriels," insista-t-il, "car Notre thse est que cette superposition n'est pas ressentie par l'esprit conscient. Le comportement quantique gouverne le monde physique ˆ tous les niveaux, et tout systme purement matŽriel, qu'il soit grand ou petit, se trouvera toujours dans une combinaison d'Žtats comportant une amplitude pour toute possibilitŽ qui peut exister ou avoir existŽ. C'est uniquement lorsque la situation parvient ˆ l'attention de la volontŽ souveraine d'un esprit conscient qu'un choix est effectuŽ." "Car l'esprit est chose Žtrangre aux lois du monde quantique et, dans Notre cas, les domine. Nous ne sommes nullement tenu de rŽaliser tout ce qui est rŽalisable mais, bien au contraire, Nous avons la libertŽ de choisir. C'est quand Nous observons une chose que cette chose alors est observŽe, qu'elle sait que Nous l'avons observŽe, que l'univers sait que Nous l'avons observŽe, et qu'elle demeure immuablement par la suite dans la condition o Nous l'avons observŽe. C'est Notre acte mme d'observation qui impose ˆ l'univers sa forme unique et dŽfinitive. Nous n'avons peut-tre pas le choix de dŽcider ce que Nous voyons, mais quel que soit ce que Nous observions, cela ˆ cet instant devient l'unique rŽalitŽ." Il fit une pause, et son regard impŽrieux parcourut ˆ nouveau la salle. Alice se trouva Žtrangement intimidŽe par son exposŽ autoritaire, en dŽpit de son singulier costume. "Par exemple, quand Nous contemplons Notre somptueuse tenue impŽriale, Nous observons que Nous sommes exquisŽment vtu comme il se doit." Il se pencha pour s'admirer, et il fut instantanŽment vtu de riches vtements de la tte aux pieds. Sa veste et son gilet Žtaient noyŽs sous les broderies les plus fines et son manteau de velours Žtait bordŽ d'hermine. "Il pourrait se concevoir que, lorsque Notre attention Žtait dŽtournŽe de Nos vtements, ceux-ci se fussent rŽvŽlŽs moins rŽels et tangibles qu'ils ne le sont maintenant. Mais s'il en avait ŽtŽ ainsi, maintenant que Nous les avons observŽs, ils apparaissent ˆ tous de la meilleure coupe et c'est ainsi qu'ils sont en rŽalitŽ." L'Empereur releva ˆ nouveau la tte et regarda la classe. Alice fut ŽtonnŽe de voir que, si son acte d'observation avait totalement Žtabli la riche apparence de ses vtements, ds qu'il regardait ailleurs ceux-ci reprenaient leur aspect flou et indistinct et ses sous-vtements au monogramme artistique rŽapparaissaient. "Telle est Notre thse. Le monde matŽriel dans son ensemble est vŽritablement gouvernŽ par les lois de la mŽcanique quantique, mais l'esprit humain est Žtranger au monde matŽriel et ne souffre pas des mmes restrictions. Nous avons la capacitŽ de voir les choses d'une unique faon. Nous ne pouvons choisir ce que Nous allons voir, mais ce que Nous voyons devient la rŽalitŽ du monde, au moins pendant la durŽe de Notre observation. Quand Nous avons achevŽ Nos observations, le monde peut bien sžr retomber dans le mŽlange d'Žtats qui lui est habituel." Il s'interrompit et regarda autour de lui d'un air satisfait. "Nous vous remercions de cet intŽressant exposŽ," dit le Ma”tre. "C'Žtait rŽellement passionnant. Quelqu'un a-t-il une question ?" Alice se rendit compte qu'elle en avait une, sans doute l'atmosphre de l'Žcole l'influenait-elle. Elle leva la main. "Oui," dit le Ma”tre en la dŽsignant, "quelle question souhaitez-vous poser ?" "Il y a un point que je ne comprends pas," dit Alice. Ce n'Žtait pas la stricte vŽritŽ car il y avait beaucoup de points qu'elle ne comprenait pas et leur nombre augmentait ˆ un rythme alarmant, mais il y avait un point prŽcis qu'elle voulait soulever. "Vous dites que le monde se trouve habituellement dans cette Žtrange superposition d'Žtats diffŽrents, mais qu'il se rŽduit ˆ un seul quand vous, en tant qu'esprit conscient, vous le regardez. Je prŽsume que toute personne a la facultŽ de rendre le monde rŽel de cette manire, aussi que se passe-t-il avec les esprits des autres personnes ?" "Nous n'avons pas l'heur de comprendre ce que vous voulez dire," rŽpliqua l'Empereur d'un ton Žcrasant, mais le Ma”tre intervint. "Peut-tre pourrais-je Žlargir la question de cette jeune demoiselle. Nous parlions tout ˆ l'heure des Žlectrons traversant les deux fentes. Supposons que je prenne une photo montrant un Žlectron traversant l'une des fentes. Si je vous ai bien compris, vous soutiendriez que, la photo pouvant montrer quelle fente a traversŽ l'Žlectron, elle devrait le montrer traversant les deux. En effet, la photo Ñ ne possŽdant pas de conscience Ñ est incapable de rŽduire la fonction d'onde et doit montrer une superposition des deux images. Supposons maintenant que j'effectue plusieurs tirages de cette photo, sans bien sžr les regarder. Diriez-vous que chaque tirage montrerait aussi une superposition des deux images, chaque image montrant l'Žlectron traversant l'une des deux fentes ?" "Oui," rŽpondit prudemment l'Empereur, "Nous pensons que telle serait la situation." "S'il en est ainsi et que les tirages sont envoyŽs ˆ des personnes diffŽrentes, la premire ˆ ouvrir son enveloppe et ˆ regarder son tirage imposerait donc ˆ l'une des deux images de devenir rŽelle et ˆ l'autre de dispara”tre ?" L'Empereur acquiesa de nouveau, timidement. "Mais en ce cas, les tirages reus par les autres personnes devraient Ñ eux aussi Ñ se rŽduire ˆ la mme image, mme s'ils se trouvent dans des villes distantes. Nous savons en effet par expŽrience que les diffŽrents tirages du mme clichŽ montrent la mme image que l'original. Si la premire personne ˆ regarder une copie entra”nait de ce fait une des possibilitŽs ˆ devenir rŽelle, il faudrait que cet acte affecte toutes les autres copies pour qu'elles s'accordent ensuite avec la premire. Et donc la personne qui regarderait une copie dans une ville entra”nerait toutes les autres copies partout dans le monde ˆ changer pour montrer la mme image. Ce serait une course Žtonnante : la premire personne ˆ ouvrir son enveloppe dŽterminerait les images de tous les tirages reus par les autres personnes, avant mme qu'elles n'ouvrent leurs enveloppes. Je pense que c'est ce que voulait dire la jeune demoiselle," conclut-il. "Naturellement, cette considŽration ne prŽsente aucun problme dans Notre cas," rŽpondit l'Empereur, "puisque personne n'aurait l'audace de regarder une telle photo avant que Nous l'ayions d'abord examinŽe. NŽanmoins, Nous voyons comment une telle situation pourrait se prŽsenter aux reprŽsentants des ordres infŽrieurs, et en ce cas la conjoncture serait bien telle que vous la dŽcrivez." Alice fut tellement surprise de voir accepter cet argument en apparence ridicule qu'elle ne remarqua pas que l'Empereur Žtait retournŽ ˆ son banc et que la Petite Sirne s'Žtait avancŽe. N'ayant pas de jambes, elle ne pouvait se tenir debout devant la classe, aussi s'assit-elle sur le bureau du Ma”tre, ramenant sa queue devant elle. L'attention d'Alice revint aux exposŽs quand elle prit la parole. La thŽorie de la Petite Sirne : les mondes multiples "Comme vous le savez," commena-t-elle d'une voix fluide et musicale, "je suis une crŽature de deux mondes. Je vis dans la mer et suis Žgalement chez moi sur terre. Mais ceci n'est rien en comparaison du nombre de mondes que nous habitons tous, car nous sommes tous citoyens de beaucoup de mondes Ñ beaucoup, beaucoup de mondes." "L'orateur prŽcŽdent nous a dit que les rgles quantiques s'appliquaient au monde entier ˆ l'exception des esprits des gens qui y vivent. Je soutiens qu'elles s'appliquent au monde entier, intŽgralement. Il n'existe aucune limite ˆ l'idŽe de la superposition des Žtats. Quand un observateur peroit une superposition d'Žtats quantiques, il faut s'attendre ˆ ce qu'il constate tous les effets liŽs aux Žtats prŽsents, et c'est effectivement ce qui se passe. L'observateur peroit tous les rŽsultats possibles, ou, plus exactement, l'observateur se retrouve lui-mme dans une superposition d'Žtats diffŽrents, Žtats dans chacun desquels il a dŽtectŽ le rŽsultat correspondant ˆ l'un des Žtats possibles du systme observŽ. Chacun de ces Žtats initiaux est alors Žtendu pour y intŽgrer l'Žtat de l'observateur en train de dŽtecter cet Žtat particulier du systme." "Nous ne ressentons pas les choses de cette faon tout simplement parce que les diffŽrents Žtats de l'observateur n'ont pas mutuellement conscience de leur existence. Quand un Žlectron traverse un Žcran percŽ de deux fentes, il peut passer par l'une ou par l'autre. Vous observez l'une ou l'autre situation de manire purement alŽatoire. Vous avez peut-tre vu passer l'Žlectron par la gauche, mais il existe un autre vous-mme qui l'a vu passer par la droite. Ë lÕinstant o vous observez l'Žlectron, vos deux versions se sŽparent, une pour chaque rŽsultat. Si ces deux versions ne se rŽunissent plus, aucune n'a conscience de l'existence de l'autre. Le monde s'est sŽparŽ en deux mondes, chacun contenant une version lŽgrement diffŽrente de vous. Bien entendu, dans chacun de ces mondes, vous allez raconter votre version des faits ˆ d'autres personnes, et vous allez ainsi induire des versions diffŽrentes de ces personnes. L'univers entier est ainsi dupliquŽ. Deux versions de l'univers sont produites par cette observation simple, mais des observations plus complexes peuvent engendrer un nombre de versions beaucoup plus ŽlevŽ." "Mais cela devrait arriver trs souvent," ne put s'empcher d'intervenir Alice en coupant le flot du discours de la Petite Sirne. "Cela arrive constamment," rŽpondit tranquillement la Petite Sirne. "Chaque fois qu'une mesure peut conduire ˆ des rŽsultats diffŽrents, toutes ces possibilitŽs sont effectivement observŽes et le monde se sŽpare en un nombre appropriŽ de versions. Les mondes ainsi sŽparŽs restent en gŽnŽral distincts et divergent sans jamais avoir mutuellement notion de leur existence rŽciproque, mais il arrive parfois qu'ils se rejoignent et donnent alors lieu ˆ des effets d'interfŽrence. C'est la prŽsence de ces effets d'interfŽrence entre Žtats diffŽrents qui montrent qu'ils peuvent coexister, et qu'ils coexistent vraiment." La Petite Sirne se tut et se mit ˆ peigner les innombrables mches de ses longs cheveux en les laissant retomber, c™te ˆ c™te mais sŽparŽes, sur ses Žpaules. "Mais cela impliquerait un nombre effarant d'univers, aussi nombreux que les grains de sable sur toutes les plages de la terre," protesta Alice. "Oh, il y en a beaucoup plus que cela, infiniment plus !" rŽtorqua la Petite Sirne d'un ton sans rŽplique. "Bien plus, bien plusÉ" continua-t-elle rveuse, "bienÉ" "Cette thŽorie," coupa le Ma”tre, "possde l'avantage d'tre trs Žconomique quant ˆ ses hypothses de dŽpart, mais d'tre particulirement prodigue quant aux nombre d'univers !" Il appela ensuite l'orateur suivant. C'Žtait le Vilain Petit Canard, qui dut grimper sur le bureau du ma”tre pour tre visible de tous. La thŽorie du Vilain Petit Canard (c'est trop compliquŽ) Le Vilain Petit Canard commena son discours, et Alice remarqua que non seulement il Žtait fort laid mais qu'il avait aussi trs mauvais caractre. Son homŽlie Žtait ˆ ce point ŽmaillŽe de couacs et de @#%$¤ qu'il Žtait bien difficile de comprendre ce qu'il disait. Dans la mesure o elle saisissait le sens de ses paroles, Alice crut comprendre qu'il soutenait qu'une superposition d'Žtats n'Žtait possible que pour des systmes de petite taille ne contenant que quelques Žlectrons ou atomes. Il disait qu'il n'Žtait nŽcessaire de parler de superposition d'Žtats qu'en raison de l'existence d'interfŽrences, attendu qu'un Žtat unique n'aurait rien avec quoi interfŽrer. Il soutenait ensuite que personne n'avait jamais dŽcelŽ d'interfŽrence dans un systme complexe formŽ de nombreuses particules. Mais comme les interfŽrences sont dŽtectŽes dans des systmes simples de quelques particules et que la superposition d'Žtats y est donc possible, les gens imaginent qu'il doit en tre de mme pour les systmes complexes, un canard par exemple. Qu'il soit @#%$¤ dŽshonorŽ s'il croyait pareille ineptie. Un canard contient un grand nombre de @#%$¤ d'atomes, poursuivit-il et avant que des Žtats superposŽs interfrent, tous les atomes dans chacun de leurs Žtats possibles devraient se combiner avec les atomes appropriŽs dans l'Žtat correspondant. Il y a tant d'atomes que c'est @#%$¤ hautement improbable. Les effets se compenseraient en moyenne et aucun rŽsultat net n'Žmergerait. Dans ces conditions, demandait-il, comment pouvait-on tre @#%$¤ sžr que les canards soient dans une superposition d'Žtats ? RŽpondez ˆ cela, si vous tes si @#%$¤ intelligent. Toute cette histoire de superposition d'Žtats est sans doute @#%$¤ belle et bonne pour quelques particules ˆ la fois, mais elle se tarit bien avant d'en arriver aux canards. Il continua en disant qu'il savait fort bien quand il voyait une @#%$¤ chose et quand il ne la @#%$¤ voyait pas. Il savait bien, lui, qu'il ne se trouvait pas dans une @#%$¤ superposition d'Žtats, il ne se trouvait que dans une seule, pas de chance. Ergo, quand il changeait, continua-t-il avec obstination, il passait tout bonnement d'un Žtat bien dŽfini ˆ un autre. Le changement Žtait irrŽversible, et il n'Žtait pas question de revenir en arrire et de se combiner avec d'autres Žtats. Rien ne pourrait jamais @#%$¤ interfŽrer avec lui, conclut- il. Ë ce point, les couacs et les bredouillis devinrent si prŽcipitŽs qu'Alice ne fut gure surprise de voir sa colre monter au point qu'il finit par tomber de la table et dispara”tre ˆ sa vue. Il y eut une pause marquŽe par un moment de silence. Puis un long cou gracile Žmergea suivi d'un corps d'un blanc immaculŽ. C'Žtait un cygne. "Comme vous tes beau," s'exclama Alice, "puis-je vous caresser ?" Le cygne siffla furieusement dans sa direction et battit des ailes, menaant. Alice conclut que le changement avait peut-tre ŽtŽ irrŽversible, mais que son caractre ne s'Žtait pas amŽliorŽ. Il y eut alors un remue-mŽnage au fond de la classe, et Alice entendit une voix crier : "Arrtez ces petits jeux, vous avez tous tort !" Elle regarda dans cette direction et reconnut la haute silhouette qui s'avanait avec colre entre les bancs. C'Žtait le MŽcanicien Classique. Il avait beaucoup de mal ˆ se frayer un chemin ˆ cause du billard Žlectrique qu'il tra”nait derrire lui, un modle ressemblant ˆ ceux qu'Alice avait dŽjˆ vu dans des cafŽs (sans doute y en a-t-il plus encore dans les bars, mais Alice Žtait trop jeune pour frŽquenter ces lieux). Le MŽcanicien Classique (des rouages dans les rouages) Le MŽcanicien Classique vint installer sa machine sur le bureau du ma”tre. Elle portait une plaque gravŽe "Electron Interceptor", et elle se composait d'un plateau inclinŽ avec deux fentes en haut ˆ travers lesquelles on pouvait envoyer des particules et une rangŽe de poches alignŽes en bas et marquŽes alternativement "GagnŽ" et "Perdu". La surface du plateau Žtait dŽcorŽe de faon extravagante, mais ne prŽsentait aucun des obstacles ou flippers qu'Alice avait vu sur d'autres billards Žlectriques. "Vous vous leurrez tous," commena le MŽcanicien Classique avec une grande assurance. "J'ai examinŽ ce dispositif avec la plus grande attention. Il s'agit essentiellement d'une expŽrience ordinaire d'interfŽrence ˆ deux fentes, et je pense avoir compris ce qui se passe en rŽalitŽ." Alice constata que, hormis sa dŽcoration dŽlirante, il s'agissait effectivement d'une version miniature de l'expŽrience ˆ laquelle elle avait assistŽ dans le Salon de pensŽe des MŽcaniciens. Le MŽcanicien Classique en fit rapidement la dŽmonstration en lanant un flot d'Žlectrons ˆ travers les deux fentes. Du moins Alice supposa-t-elle qu'ils Žtaient passŽs par les fentes puisque c'Žtait le seul passage, mais elle ne pouvait voir clairement les Žlectrons avant leur arrivŽe au bas du plateau. Comme elle en avait dŽsormais pris l'habitude, elle vit les Žlectrons se regrouper en piles sŽparŽes par des intervalles o trs peu d'Žlectrons Žtaient dŽtectŽs. Alice remarqua que les piles correspondaient Žtroitement aux poches marquŽes "GagnŽ". "Vous pouvez constater la prŽsence de l'interfŽrence, et vous allez soutenir que cela prouve que les Žlectrons sont d'une certaine faon passŽs par les deux fentes ˆ la fois, de sorte que la combinaison des amplitudes correspondant ˆ chaque fente produise la figure d'interfŽrence que nous voyons. Je vous affirme maintenant que chaque Žlectron est en fait passŽ par une seule fente, de manire parfaitement rationnelle. L'interfŽrence est due ˆ des variables cachŽes." Alice eut un peu de mal ˆ suivre exactement ce qui se passa alors. Il lui sembla que le MŽcanicien Classique retirait du plateau une sorte de housse qu'elle n'avait pas remarquŽe jusque-lˆ. Quoi qu'il en soit, il vit que le plateau Žtait maintenant creusŽ de profonds sillons s'Žcartant des deux fentes. "Et voilˆ ! Les variables cachŽes !" s'exclama le MŽcanicien. "Elles ne sont gure cachŽes !" nota Alice, critique, en regardant la surface complexe maintenant rŽvŽlŽe. "Ma thse," commena le MŽcanicien en ignorant ostensiblement l'interruption d'Alice, "est que les Žlectrons, tout comme les autres particules, se comportent de manire absolument rationnelle, et mme parfaitement classique, comme les particules dont j'ai l'habitude dans le Monde classique. La seule diffŽrence ici est que les particules ne sont pas seulement soumises aux forces habituelles mais Žgalement ˆ une force quantique particulire, que j'appellerai l'onde pilote. C'est elle qui cause les Žtranges effets que vous attribuez ˆ une interfŽrence. Lors de ma dŽmonstration, chaque Žlectron ne passe en rŽalitŽ que par l'une des deux fentes puis se dŽplace sur le tableau d'une manire respectable et prŽvisible. Le caractre alŽatoire ne vient que des directions et des vitesses que possdent au dŽpart les Žlectrons. Quand ils rencontrent les sillons que vous voyez lˆ, ce potentiel quantique les dŽflŽchit comme une roue de bicyclette prise dans un rail de tramway, et la majoritŽ des Žlectrons termine dans l'une des piles. Voilˆ l'origine de votre prŽtendu effet d'interfŽrence." "Eh bien," dit le Ma”tre, "votre thŽorie me para”t trs intŽressante, extrmement intŽressante dirais-je mme. Cependant, si je puis me permettre, il me semble que vous avez rŽsolu les difficultŽs que vous causait le comportement des Žlectrons au prix d'un comportement des plus bizarres de votre onde pilote." "Pour que votre onde pilote provoque les effets que nous attribuons ˆ des interfŽrences, elle doit en effet tre affectŽe par des ŽvŽnements qui ont lieu en des lieux trs divers. Si une troisime fente s'ouvrait dans votre dispositif, l'onde pilote sur les particules devrait changer bien qu'aucune particule ne soit passŽe par cette fente. Cela est indispensable puisque la figure d'interfŽrence est diffŽrente pour trois fentes au lieu de deux, et que votre force doit reproduire cet effet. De plus, votre onde pilote, ou votre rŽseau de forces quantiques, doit tre trs complexe. Dans votre thŽorie, il n'existe rien d'analogue ˆ la rŽduction de la fonction d'onde dŽcrite par la thŽorie quantique habituelle, et votre onde pilote doit par consŽquent tre influencŽe par tous les ŽvŽnements qui auraient pu se produire dans le passŽ. Cela Žvoque la thŽorie des mondes multiples que nous a prŽsentŽ la Petite Sirne. Dans votre thŽorie, vous dites que ce qui est observŽ dŽpend de la manire dont se dŽplacent les particules quand elles sont affectŽes par l'onde pilote qui conserve l'information de tous les ŽvŽnements possibles, sans exception. Cette onde pilote est donc extrmement complexe, analogue ˆ la somme de tous les mondes dans la thŽorie des mondes multiples, mme elle n'influe pratiquement pas sur les particules la plupart du temps." Il existe de nombreuses "rŽponses" ˆ la question de la mesure en mŽcanique quantique, mais aucune n'est universellement acceptŽe. En pratique, la mŽcanique quantique est gŽnŽralement utilisŽe pour calculer les amplitudes et les diffŽrentes probabilitŽs pour un systme physique, dont on se sert ensuite pour prŽvoir le comportement d'un grand nombre de systmes atomiques simples, sans trop se prŽoccuper de ce qui se passe pour un systme unique. Les prŽdictions moyennes pour cet ensemble de systmes sont comparŽes aux rŽsultats, sans trop se prŽoccuper non plus de la faon dont les mesures ont ŽtŽ exŽcutŽes. La rŽponse concrte au problme de la mesure est "Ferme les yeux et calcule". L'interprŽtation de la mŽcanique quantique est sans doute dŽlicate, mais on ne saurait nier qu'elle est trs efficace. "L'onde pilote de votre thŽorie gouverne le comportement des particules, mais le mouvement concret de ces particules n'a aucune influence sur elle : elle dŽpend uniquement des mouvements qu'elles auraient pu accomplir. Aucune symŽtrie d'action et de rŽaction n'existe donc entre les particules et l'onde pilote. Cela devrait inquiŽter un MŽcanicien Classique tel que vous. Vous ne voulez pas contrevenir ˆ la loi de Newton qui stipule l'ŽgalitŽ de l'action et de la rŽaction, n'est-ce pas ?" Ë ce moment, le MŽcanicien Quantique, qui avait suivi son collgue mais Žtait tranquillement restŽ au fond de la classe, s'approcha et prit son acolyte par le bras. "Venez !" dit-il. "Vous ne souhaitez certainement pas vous retrouver accusŽ d'HŽrŽsie Classique pour avoir reniŽ les Lois de Newton. Tout ce dŽbat rhŽtorique sur ce que l'Žlectron fait ou non en rŽalitŽ ne nous concerne pas. Nous sommes MŽcaniciens. Et en tant que MŽcanicien, ma responsabilitŽ premire est que les Lois Quantiques fonctionnent, et fonctionnent bien. Quand je calcule l'amplitude d'un certain processus, elles me disent ce qui peut arriver, elles me donnent les probabilitŽs des diffŽrents rŽsultats possibles, et le font de manire prŽcise et fiable. Je ne me soucie gure de ce que font les Žlectrons quand je ne les regarde pas, du moment que je peux prŽdire ce qu'ils vont probablement faire si je les regarde. C'est pour cela que je suis payŽ." Il entra”na doucement son collgue rŽsignŽ vers le c™tŽ de la classe et, se tournant vers Alice, lui demanda : "Avez-vous appris tout ce que vous souhaitiez sur les observateurs et les mesures ?" "Ë vrai dire," rŽpondit Alice, "j'ai les idŽes encore plus confuses que lorsque je suis arrivŽe ici." "C'est normal !" coupa le MŽcanicien Quantique d'un ton pontifiant. "Je m'y attendais. Vous avez appris tout ce que vous pouvez apprendre. Venez maintenant avec moi voir les rŽsultats de la thŽorie quantique. Laissez-moi vous guider au Pays des Quanta." Notes 1. Le "problme de la mesure" vient de ce que la sŽlection d'une possibilitŽ parmi plusieurs et la rŽduction de toutes les autres amplitudes est un comportement trs diffŽrent des autres comportements quantiques, et la faon dont elle se passe est loin d'tre Žvidente. La manire la plus simple de poser le problme est la suivante : comment est-il possible de mesurer quelque chose ? L'interprŽtation la plus courante de la mŽcanique quantique est que, si plusieurs possibilitŽs sont ouvertes, une amplitude existe pour chacune d'elles et que l'amplitude d'ensemble du systme est leur somme, ou superposition. Si, par exemple, une particule peut traverser plusieurs fentes, l'amplitude d'ensemble contient une composante pour chacune des fentes, et ces composantes peuvent interfŽrer. Si le systme est abandonnŽ ˆ lui-mme, les amplitudes Žvoluent d'une faon rŽgulire et prŽvisible. Quand une mesure est effectuŽe sur un systme dont l'amplitude contient des composantes correspondant aux diffŽrentes valeurs possibles de la quantitŽ mesurŽe, la thŽorie garantit qu'une seule valeur est observŽe, avec une certaine probabilitŽ. ImmŽdiatement aprs la mesure, cette valeur est une quantitŽ connue et la somme des composantes se rŽduit ˆ l'unique composante correspondant au rŽsultat observŽ. 2. La description orthodoxe de la mesure en mŽcanique quantique prŽsente l'inconvŽnient que le processus de mesure lui-mme semble incompatible avec le reste de la thŽorie quantique. Si cette thŽorie est une description correcte des atomes, comme cela semble le cas, et si le monde est entirement composŽ d'atomes, la thŽorie devrait s'appliquer au monde entier et ˆ tout ce qu'il contient. Cela inclut les instruments de mesure. Quand un systme quantique peut donner plusieurs rŽsultats, son amplitude est une somme d'Žtats correspondant ˆ chacun des rŽsultats. Si le systme de mesure est lui-mme un systme quantique et qu'il peut mesurer plusieurs valeurs diffŽrentes, il ne peut sŽlectionner tout simplement l'une d'entre elles. Il doit se trouver dans un Žtat qui soit la somme de tous les rŽsultats possibles qu'il pourrait observer, et par consŽquent aucune observation unique ne peut tre faite. De cela, il semble que vous ne puissiez conclure que : ¥ soit il est impossible de jamais rien observer ; ¥ soit la thŽorie quantique n'a aucun sens. Aucune des deux possibilitŽs n'est rŽellement dŽfendable (mme si la seconde vous para”t tentante). Nous savons fort bien que nous observons des ŽvŽnements, mais nous ne pouvons pas non plus nier que la thŽorie quantique a un palmars impressionnant de succs dans sa description des observations, sans le moindre Žchec, et qu'il n'existe aucune thŽorie de remplacement. Nous ne pouvons pas l'abandonner d'un cÏur lŽger.